[ITW] Comment devient-on un pionnier des ordinateurs quantiques photoniques ? par Valérian GIESZ (2012), Cofondateur de QUANDELA
De g. à dr. : Les fondateurs de Quandela : Niccolo Somaschi, Valérian Giesz, Pr. Pascale Senellart
(Crédit photo Quandela, agence Oblique)
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Interview réalisée dans les locaux de Quandela le 21 février 2025 par Jean-Claude Fontanella (1972)
JCF : Quand tu étais enfant, comment voyais-tu ton futur métier ? Est-ce que tu rêvais de faire de l’Optique ?
VG : Non pas du tout ! J’ai découvert l’optique pendant la prépa, avec des super profs de physique qui ont su me montrer le lien du quantique avec certaines expériences, ce qu’est la lumière au-delà de l’optique géométrique.
Petit, ça m’intéressait de devenir ingénieur, de faire des choses concrètes, mais pas dans un domaine défini.
JCF : Tu as été diplômé de l’Institut d’Optique en 2012. Comment es-tu arrivé à l’Institut ?
VG : C’est une vraie volonté d’aller à l’Institut d’Optique ! C’est encore un prof. de physique passionnant (Olivier Joachim, au Lycée Saint-Louis), avec qui j’ai beaucoup discuté et avec lequel je suis toujours en contact, qui m’a conseillé vivement d’aller à l’Institut d’Optique, école souvent mal connue et sous-cotée, par rapport aux professeurs et au contenu de l’enseignement. Il m’avait dit que l’Institut d’Optique est une super école qui vaut bien une ENS ! J’ai été convaincu, et l’opportunité d’avoir des cours d’Alain Aspect et des chercheurs du Laboratoire Charles Fabry, et la proximité Ecole-Laboratoire, m’ont beaucoup séduit. J’avais aussi rencontré Julien Bobroff qui était venu faire un séminaire en prépa pour nous expliquer le métier de chercheur et l’idée d’explorer, de créer des systèmes, de « debugger », m’avait plu.
JCF : Quels souvenirs marquants gardes-tu de ta scolarité ?
VG : Sur le plan scolaire : des très bons cours et des très bons profs ! Je m’étais dit qu’après ma sortie de l’Ecole je prendrai le temps de revoir en profondeur certains de ces cours, je ne sais pas combien de personnes se sont dit la même chose et comme moi, ne l’ont jamais fait !
Sur le plan extrascolaire : c’était top ! Le savoir-être qu’on développe à l’Institut d’Optique est très important dans le métier d’ingénieur. Je m’étais impliqué dans le club théâtre (j’ai été le président du club théâtre) … plus le sport, beaucoup d’animation !
JCF : Quel a été ton parcours à la sortie de l’Institut ?
VG : Pendant l’École, j’ai fait le cursus classique avec le master nanosciences (on était la deuxième promo de ce master). Rapidement, j’avais senti que les interactions lumière-matière, à l’échelle du nanomètre, étaient très prometteuses, en absorption pour du photovoltaïque ou en émission pour du quantique. J’ai été très intéressé par ces mécanismes au niveau de l’infiniment petit. Ce master avait été monté par Jean-Jacques Greffet, et réparti sur plusieurs établissements (programmation à Centrale, piégeage optique à l’ENS…). J’ai donc très vite basculé vers les semi-conducteurs et les nanosciences. J’ai fait un stage dans l’équipe de Jean-Jacques, avec François Marquier, sur de l’excitation spontanée dans les plasmons.
À cette époque, Pascale Senellart, qui connaissait très bien Jean-Jacques, cherchait un thésard, et j’ai signé pour faire des sources de photons uniques ! Je pensais que j’allais faire beaucoup de salle blanche pour fabriquer des composants, ce que j’adorais ; en fait je me suis retrouvé dans un labo d’optique à faire des alignements et à compter des photons uniques en minimisant les pertes !
JCF : Comment en es-tu arrivé à fonder Quandela en 2017 ?
VG : À la fin de ma thèse, il y a eu un enchainement d’évènements. On a eu des super résultats sur les sources de photons uniques. Je me souviens quand on les a présentés pour la première fois à Genève en 2014, tous les téléphones portables se sont levés pour photographier l’écran, et on a eu une multitude de questions. Personnellement, j’avais l’idée d’aller explorer d’autres domaines (et on ne voyait pas encore les perspectives du quantique) et je me suis positionné sur un poste de maître de conférences à l’Institut d’Optique d’Aquitaine (alors tout récemment créé). J’ai été pris pour un post-doc dans l’équipe de Laurent Cognet sur des sujets d’imagerie microscopique super-résolue où je pouvais utiliser mon expertise sur la manipulation de photons uniques. À ce moment-là, en 2015, mes futurs associés Pascale (Senellart) et Niccolo (Somaschi) ont commencé à parler de monter une start-up et avaient besoin de renfort : j’avais de plus une expérience de gestion de petites structures associatives qui pouvait leur servir.
J’ai dû annoncer à Laurent Cognet que je changeais mes plans ! Pour qu’il ne perde pas son budget, je suis quand même venu à Bordeaux quelques mois.
Ensuite, on s’est formé à l’entreprenariat à HEC et avec l’incubateur de Paris-Saclay ; on a monté la société en 2017 pour commercialiser des sources de photons uniques pour des labos et pour des gens qui voulaient faire des ordinateurs quantiques (dont notre concurrent PsiQuantum, IBM…).
JCF : Quelle démarche vous a poussés à passer des sources de photons uniques à l’ordinateur quantique ?
VG : Ça a démarré doucement… première vente en Australie, puis dans quelques autres pays, mais ça ne nous permettait pas d’en vivre. Notre produit était cher pour les communications quantiques (à cause des lasers et de la cryogénie), restaient les applications ordinateurs quantiques… On s’est posé la question : est-ce qu’on attend que les gens viennent nous chercher ou on en fabrique ?... en 2019 on ne savait absolument pas faire d’ordinateur, on savait juste faire quelques portes. On a rencontré des gens (« late founders », fondateurs de la seconde partie de Quandela) qui nous ont rejoints avec l’expertise ordinateur quantique et algorithmie quantique, et on a recherché des financeurs, et on a embauché.
JCF : Sans rentrer dans les détails, quels sont les avantages de la photonique pour réaliser des ordinateurs quantiques ?
VG : Les qubits optiques sont physiquement très robustes ; Ils fonctionnent à température ambiante, sont peu sensibles aux variations thermiques et à l’environnement électromagnétique, à la différence des qubits supraconducteurs et d’autres technologies qui fonctionnent à très très basse température et qui doivent être très protégés des rayonnements. De plus, on s’appuie sur l’industrie des circuits photoniques silicium (pour les télécoms) et on n’a pas besoin de créer notre propre supply chain, la difficulté étant de négocier des petites quantités avec des fournisseurs vendant des millions de pièces. Finalement notre architecture a l’avantage d’être modulaire : les ordinateurs d’aujourd’hui sont des « modèles réduits », les vrais ordinateurs comporteront des millions de qubits, et on devra connecter des modules pour obtenir ces ordinateurs quantiques, ce qui est facile avec des fibres optiques.
Les qubits photoniques ne sont pas sujets à la décohérence spontanée, la seule source de bruit est la perte optique (le photon disparait). On travaille donc sur l’optimisation de tous les composants pour réduire les pertes ; nous développons des techniques de correction d’erreurs robustes en utilisant l’intrication entre photons en utilisant un spin dans les émetteurs (électron ou trou dans la boîte quantique).
On vise à avoir nos premiers ordinateurs corrigés des erreurs en 2027.
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Vu de loin, un ordinateur quantique de Quandela ressemble à un ordinateur classique, mais à l’intérieur, c’est une vraie manip d’optique ! Voir Annexe 3 (Crédit photo Corentin Nannini)
JCF : Comment se porte Quandela aujourd’hui ?
VG : Bien ! On livre une nouvelle machine au CEA en septembre et nous avons de nouveaux contrats en négociations.
Nous avons plus de 1000 utilisateurs sur le cloud. On organise des challenges (hackathons) pour que les utilisateurs puissent se familiariser avec le potentiel de la technologie.
Nous avons des nouveaux locaux déjà bien remplis par plus de 100 personnes.
Séléna prend soin de Ascella (Crédit photo Corentin Nannini)
JCF : Le titre de ta fonction chez Quandela est « COO Chief of Operations », en quoi ça consiste ?
VG : Je fais en sorte que personne n’ait de problèmes, que tout fonctionne et soit bien coordonné, que les difficultés soient anticipées. En cas de difficulté, je cherche des alternatives afin de réduire le stress des équipes. La définition des priorités est une de mes préoccupations.
JCF : Tu es engagé dans une compétition mondiale, en face de concurrents américains qui disposent de milliards de dollars, quelle est votre stratégie pour pouvoir lutter ?
VG : Nos cerveaux et la technologie unique issue du C2N à base de boîtes quantiques ! Et le soutien d’investisseurs et du Gouvernement (France 2030, programme Proqcima de la DGA). Comparé aux grosses sociétés, nous sommes beaucoup plus agiles. Notre environnement (Centrales de technologie, Universités) est équivalent au leur.
Et Paris et la Région Parisienne sont attractives pour les talents internationaux, notamment pour les chercheurs !
JCF : Quel regard portes-tu sur ces dix années passées à développer cette entreprise ?
VG : Je ne sais pas ce qui va se passer dans les 10 prochaines années, ça reste une super expérience ! Je ne regrette pas un seul instant de m’être lancé pour tout ce que j’ai appris : pouvoir gérer des personnes, des équipes, des projets.
Pour les étudiants (et les autres !), il ne faut pas hésiter à se lancer, et advienne ce qui adviendra ! Si on a l’envie, il faut le faire, dans tous les cas c’est fun, et on verra au jour le jour.
Il y a des moments de difficultés (retards, couacs de production, investisseurs qui ne viennent pas…), c’est le quotidien, il faut apprendre à vivre avec et toujours chercher des solutions et essayer d’anticiper. Avoir des plans d’action réduit le stress des équipes et du comité de Direction. Rien n’est acquis, on ne peut pas tout prévoir, ni tout réussir : il faut apprendre à avoir des hauts et des bas.
JCF : Te sens-tu capable de faire encore dix ans à ce rythme ?
VG : Sans problème !
JCF : À part l’informatique quantique, qu’est-ce qui te passionne dans la vie ?
VG : Le théâtre me manque…
Apprendre à piloter... ce qui prend beaucoup de temps… passer le brevet et faire le nombre d’heures de vol nécessaire, je n’ai pas vraiment commencé, je fais beaucoup de simulateur, ce qui est compatible avec mon emploi du temps, les aléas météo et les interruptions du téléphone !
De g. à dr. Valérian Giesz (12), Séléna Rippe (24) et Jean-Claude Fontanella (72)
(Crédit photo Corentin Nannini)
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ANNEXES (Auteur Jean-Claude Fontanella)
Annexe 1 - Pourquoi l’informatique quantique ?
La complexité calculatoire de certains problèmes, comme la simulation de molécules complexes, semble dépasser la capacité présente et future des ordinateurs « classiques ».
L’impulsion initiale a été donnée par Richard Feynmann en 1982 (co-lauréat du prix Nobel en 1965 pour ses travaux sur l’électrodynamique quantique) pressentant que le recours à la mécanique quantique serait nécessaire pour simuler des phénomènes fondamentalement quantiques.
Cette idée a donné lieu au développement de l’algorithmie quantique dès les années 90, bien qu’il n’existât aucun ordinateur quantique capable de l’implémenter.
Un des pionniers les plus marquants est le mathématicien Peter Shor qui a proposé en 1994 un algorithme quantique permettant de factoriser en nombres premiers des très grands entiers ouvrant ainsi la voie au déchiffrement des clés RSA sur lesquelles repose la sécurité d’Internet (entre autres), déclenchant un vif intérêt (mêlé d’inquiétude !) pour cette technologie.
Un ordinateur quantique est donc une machine utilisant les principes de la mécanique quantique pour faire des opérations fondamentalement impossibles avec les machines classiques, en utilisant des phénomènes quantiques tels que la superposition et l’intrication d’états. Les bits traditionnels sont remplacés par des qubits qui peuvent être mis en superposition, càd simultanément dans deux états, permettant ainsi le traitement en parallèle d’un grand nombre d’hypothèses.
Annexe 2 - Bits et Qubits
Les ordinateurs classiques utilisent des bits pouvant prendre la valeur 0 ou 1. Pour effectuer une opération, les registres de bits sont modifiés par une succession de portes logiques.
Les ordinateurs quantiques utilisent des « qubits », systèmes quantiques à deux niveaux ∣0⟩ et ∣1⟩. Ces qubits sont groupés en registres.
Un cycle de calcul est le suivant :
- Initialisation des qubits dans l’état ∣0⟩
- Traitement des qubits par une succession de portes quantiques leur faisant prendre différents états (superposition d’états ∣0⟩ et ∣1⟩), ces portes peuvent manipuler simultanément plusieurs qubits et peuvent les intriquer
- Lecture de la valeur du qubit qui retombe alors dans l’état ∣0⟩ ou ∣1⟩
Lors d’un calcul, nous avons 0 en entrée, 0 ou 1 en sortie, mais durant ce calcul une infinité d’états dus aux possibilités de la superposition ; c’est l’existence de cette multiplicité d’états traités simultanément qui fait la puissance du calcul quantique.
Il existe aujourd’hui plusieurs solutions pour réaliser des qubits, citons :
- Les qubits supraconducteurs, historiquement la première technologie mise en œuvre, qui présente l’inconvénient de nécessiter des moyens cryogéniques très complexes
- Les atomes neutres, solution mise en œuvre par Pasqal, start-up issue de l’Institut d’Optique
- Les spins d’électron, réalisés dans des quantum dots utilisant les technologies des semi-conducteurs, donc a priori aisément industrialisables, mis en œuvre en France par Quobly (spin-off du CEA LETI)
- Les photons, solution mise en œuvre, par Quandela, solution très robuste (et a priori plus aisément compréhensible par nous photoniciens).
- Les qubits de Quandela utilisent la technique dite « dual-rail ». Un qubit est constitué par deux guides d’onde (mode de propagation du champ). Le guide d’onde du haut est l’état ∣0⟩, le guide d’onde du bas est l’état ∣1⟩. Le photon unique circule dans l’un des deux guides d’onde.
(D’après un document Quandela)
La mise en superposition se fait à l’aide d’une simple séparatrice
Mise en superposition d’états (D’après un document Quandela)
Annexe 3 - Solutions Quandela
Source de photons uniques
Ce composant est à l’origine de Quandela et est l’une des clés de son savoir-faire.
La source est un quantum dot, fabriqué par épitaxie (technologie basée sur l’AsGa), qui piège les électrons dans un espace confiné ; les électrons occupent alors des niveaux d’énergie discrets comme dans un atome. L’ensemble est refroidi à 4K.
Une impulsion laser excite un électron, qui en se désexcitant génère un photon unique. La source est en fait un pilier composé de couches multiples qui forment une cavité optique qui guide le photon dans une direction précise. Cette cavité est couplée à une fibre optique qui permet de récupérer le photon.
Les photons uniques sont émis à 925 nm, à une cadence qui peut être supérieure à 100MHz.
Structure émettrice de photons uniques (Document Quandela)
EDELIGHT source fibrée de photons uniques (document Quandela)
Calculateur : Ascella 6 qubits
Ascella est le premier ordinateur quantique photonique de Quandela. Des utilisateurs peuvent se connecter au travers d’une plateforme cloud (cloud.quandela.com) pour faire des calculs jusqu’à 6 photons simultanément.
Au moyen d’un démultiplexeur, les photons uniques sont envoyés séquentiellement dans 6 fibres optiques. Ces fibres optiques sont également des lignes à retard permettant aux 6 photons d’être injectés simultanément dans une série d’interféromètres programmables (de type Mach-Zehnder) qui réalisent les portes quantiques en faisant interférer les photons.
Calculateur Ascella (6 qubits) (Document Quandela)
Interféromètres de Mach Zehnder (Document Quandela)
En sortie de l’interféromètre, les photons sont détectés par des détecteurs de photons supraconducteurs ultra sensibles, capables de détecter un photon avec une précision de l’ordre de la picoseconde.
L’ensemble est piloté par un ordinateur et des électroniques classiques.
Le calculateur quantique peut être vu comme le coprocesseur d’un ordinateur classique, effectuant des calculs spécifiques.
En mars 2025, il est prévu que Quandela déploie une nouvelle génération d’ordinateurs, baptisée Belenos, capable d’intriquer et de manipuler 12 photons uniques simultanément.
Solutions de calcul quantique
Pour programmer un ordinateur quantique, de nouveaux langages de programmation sont nécessaires. Perceval est l’environnement opensource de programmation quantique proposé par Quandela.
Il permet d’exécuter des algorithmes quantiques sur un simulateur ou sur le hardware réel.
Il propose notamment :
- Un interface intuitif basé sur le langage Python
- La possibilité de simuler des qubits photoniques
- Une liaison transparente avec le hardware quantique
Interface de programmation (issue du site web Quandela)
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Vous voulez en savoir plus ? Rejoignez-nous à l'Assemblée Générale de SupOptique Alumni le 27 mars 2025, au bâtiment 503, pour suivre la table ronde inédite qui réunira Valérian Giesz (Quandela) et Georges-Olivier Reymond (Pasqal).

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